« Vous venez d’avoir une idée géniale qui pourrait tout changer. Mais alors, le doute s’immisce : et si quelqu’un la volait ? Cette peur est plus courante qu’on ne le pense. Dans l’économie actuelle basée sur la connaissance, les idées sont bien plus que des pensées fugaces – elles sont des atouts puissants. Elles stimulent l’innovation, la croissance des entreprises et façonnent des secteurs, offrant un avantage concurrentiel unique.
Pour que les créateurs réussissent, la collaboration et les retours d’information sont essentiels dans ce processus. Malheureusement, chaque fois qu’ils partagent leur travail, ils exposent leurs idées à un risque potentiel de vol.
Les préoccupations courantes en entreprise
La peur du vol d’idées n’est pas seulement de la paranoïa, c’est une inquiétude justifiée qui touche les employés à tous les niveaux de l’organisation. Des recherches ont révélé que plus de 80 % des employés ont déclaré que leur supérieur leur avait volé leur idée, au moins une fois, et près d’un tiers ont affirmé qu’une idée leur avait été volée par un collègue. Malgré cela, de nombreux managers rejettent l’idée que le vol d’idées soit un problème sérieux. Ils encouragent plutôt les employés à se concentrer sur la collaboration, car après tout, personne ne peut être propriétaire d’une idée, et il y a tellement d’idées. Il existe aussi plusieurs autres récits expliquant pourquoi les gens ne devraient pas s’inquiéter du vol d’idées. Cependant, de nombreux employés perçoivent cette question autrement. J’entends constamment des histoires où quelqu’un a une idée, disons pour une campagne marketing ou la création d’un nouveau produit, et quelqu’un d’autre s’attribue injustement cette réalisation et récolte tous les lauriers, tandis que l’initiateur reste frustré, en colère et, en conséquence, réticent à collaborer à nouveau.
Le paradoxe de la protection de la créativité
Les entreprises sont confrontées à un dilemme difficile : il est nécessaire que les employés partagent librement leurs idées pour favoriser l’innovation, mais les employés sont souvent réticents à cette collaboration en raison de la peur du vol. Et si les employés ont peur que leurs idées soient appropriées, cela influencera la façon et le moment où, voire même s’ils les partageront au travail.
De nouvelles recherches que j’ai menées avec Brian Lucas de l’Université Cornell ont révélé un aspect important, jusqu’ici négligé, de la stratégie des voleurs d’idées – le moment où le vol se produit le plus fréquemment. Il s’avère qu’il existe un écart entre le moment où les créateurs estiment que leurs idées sont les plus menacées et le moment réel où les voleurs passent à l’acte.
Les auteurs d’idées supposent souvent que les voleurs ciblent des idées achevées et pleinement développées – des idées qu’ils peuvent simplement s’approprier prêtes à l’emploi. Cependant, nos recherches montrent que cette hypothèse est erronée. Nous avons découvert que les voleurs d’idées préfèrent voler à un stade précoce de leur développement, lorsque les idées sont encore inachevées.
Les voleurs d’idées éthiques
Mais qu’en est-il de l’éthique du vol d’idées ? Peut-on arguer que s’approprier ou « emprunter » des idées à un stade précoce de développement n’est qu’une forme d’inspiration, et non un véritable vol ?
Les créateurs perçoivent généralement les voleurs d’idées comme agissant de manière immorale. Cependant, nos recherches ont montré que les personnes qui s’approprient les idées des autres se demandent souvent comment minimiser les dommages et utiliser l’idée de manière qu’elles considèrent comme la plus éthique possible.
Il s’avère que l’appropriation d’idées à un stade précoce par les voleurs est étroitement liée à leur façon de penser la moralité. Le vol d’idées inachevées leur semble moins immorale, car ils peuvent plus facilement le justifier comme de l’“inspiration”, et non comme une violation flagrante des principes. Les idées initiales nécessitent moins d’engagement de la part du créateur que les idées plus développées, ce qui permet aux voleurs de justifier plus facilement leurs actions, croyant qu’ils causent moins de tort.
Impact sur l’organisation et érosion de la confiance
Les conséquences du vol d’idées vont bien au-delà de la frustration individuelle et peuvent être encore plus nuisibles pour les relations au sein de l’entreprise. Nos recherches ont prouvé qu’elles sont perçues comme plus graves que le vol financier.
La violation de la confiance peut avoir des conséquences graves pour l’organisation. La créativité joue un rôle clé dans l’efficacité du travail et dans la manière dont la valeur d’un individu est perçue au sein de l’entreprise, en particulier dans une économie basée sur la connaissance. Les employés doivent être sûrs que leur contribution créative sera reconnue et leur apportera des avantages. Si ce n’est pas le cas, il est logique qu’ils choisissent de partir et d’exploiter leur potentiel ailleurs.
Construire une culture de sécurité créative
Plutôt que de minimiser les préoccupations concernant le vol d’idées, les organisations devraient les aborder activement. Dans ce processus, il est important que les leaders communiquent clairement les valeurs de l’entreprise. Dans ce cas, l’une des valeurs clés devrait être la reconnaissance de la contribution créative des employés et la volonté de l’apprécier.
Je plaiderais pour l’élaboration de normes culturelles claires concernant l’attribution de la paternité des idées. Il ne s’agit pas tant de rappeler constamment que « c’était l’idée de telle ou telle personne », mais plutôt de renforcer consciemment et délibérément les idées créatives et la contribution que les individus apportent à l’équipe. Reconnaître un bon travail et des idées brillantes n’engendre aucun coût.
Aller au-delà des débats philosophiques
Tandis que certains affirment que les idées ne peuvent vraiment être possédées ou volées, je souligne que cela ne correspond pas à la réalité. C’est une question philosophique riche et engageante, mais ne laissons pas cela détourner l’attention de la véritable question : les gens ont peur que leurs idées soient volées et cela peut affecter la façon dont ils travaillent.
Pour les organisations qui prennent au sérieux le soutien à la créativité et à l’innovation, s’attaquer à la question du vol d’idées est essentiel pour maintenir la confiance, retenir les talents et créer un environnement où les idées créatives peuvent se développer. »
Par Lillien Ellis, professeur adjoint à la Darden School of Business (University of Virginia)