[Samedi, on lit] Le Portrait de Dorian Gray – Oscar Wilde

[Samedi, on lit] Le Portrait de Dorian Gray – Oscar Wilde

Hymne à l’hédonisme, lutte contre le spleen, portrait provocateur d’un dandy londonien…dans « Samedi, on lit » on vous invite, ce week-end, à (re)découvrir un extrait de Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde.

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Le Portrait de Dorian Gray

Chapitre III

Aujourd’hui beaucoup de gens meurent d’un bon sens terre à terre et s’aperçoivent trop tard que les seules choses qu’ils regrettent sont leurs propres erreurs.

Un rire courut autour de la table…

Il jouait avec l’idée, la lançait, la transformait, la laissait échapper pour la rattraper au vol ; il l’irisait de son imagination, l’ailant de paradoxes. L’éloge de la folie s’éleva jusqu’à la philosophie, une philosophie rajeunie, empruntant la folle musique du plaisir, vêtue de fantaisie, la robe tachée de vin et enguirlandée de lierres, dansant comme une bacchante par-dessus les collines de la vie et se moquant du lourd Silène pour sa sobriété. Les faits fuyaient devant elle comme des nymphes effrayées. Ses pieds blancs foulaient l’énorme pressoir où le sage Omar est assis ; un flot pourpre et bouillonnant inondait ses membres nus, se répandant comme une lave écumante sur les flancs noirs de la cuve. Ce fut une improvisation extraordinaire. Il sentit que les regards de Dorian Gray étaient fixés sur lui, et la conscience que parmi son auditoire se trouvait un être qu’il voulait fasciner, semblait aiguiser son esprit et prêter plus de couleurs encore à son imagination.

Il fut brillant, fantastique, inspiré. Il ravit ses auditeurs à eux-mêmes ; ils écoutèrent jusqu’au bout ce joyeux air de flûte. Dorian Gray ne l’avait pas quitté des yeux, comme sous le charme, les sourires se succédaient sur ses lèvres et l’étonnement devenait plus grave dans ses yeux sombres.

Enfin, la réalité en livrée moderne fit son entrée dans la salle à manger, sous la forme d’un domestique qui vint annoncer à la duchesse que sa voiture l’attendait. Elle se tordit les bras dans un désespoir comique.

– Que c’est ennuyeux ! s’écria-t-elle. Il faut que je parte ; je dois rejoindre mon mari au club pour aller à un absurde meeting, qu’il doit présider aux Willis’s Rooms. Si je suis en retard il sera sûrement furieux, et je ne puis avoir une scène avec ce chapeau. Il est beaucoup trop fragile. Le moindre mot le mettrait en pièces. Non, il faut que je parte, chère Agathe. Au revoir, lord Henry, vous êtes tout à fait délicieux et terriblement démoralisant. Je ne sais que dire de vos idées. Il faut que vous veniez dîner chez nous. Mardi par exemple, êtes-vous libre mardi !

– Pour vous j’abandonnerais tout le monde, duchesse, dit lord Henry avec une révérence.

– Ah ! c’est charmant, mais très mal de votre part, donc, pensez à venir ! et elle sortit majestueusement suivie de Lady Agathe et des autres dames.

Quand lord Henry se fut rassis, M. Erskine tourna autour de la table et prenant près de lui une chaise, lui mit la main sur le bras.

– Vous parlez comme un livre, dit-il, pourquoi n’en écrivez-vous pas ?

– J’aime trop à lire ceux des autres pour songer à en écrire moi-même, monsieur Erskine. J’aimerais à écrire un roman, en effet, mais un roman qui serait aussi adorable qu’un tapis de Perse et aussi irréel.

Malheureusement, il n’y a pas en Angleterre de public littéraire excepté pour les journaux, les bibles et les encyclopédies ; moins que tous les peuples du monde, les Anglais ont le sens de la beauté littéraire.

– J’ai peur que vous n’ayez raison, répondit M. Erskine ; j’ai eu moi-même une ambition littéraire, mais je l’ai abandonnée il y a longtemps. Et maintenant, mon cher et jeune ami, si vous me permettez de vous appeler ainsi, puis-je vous demander si vous pensiez réellement tout ce que vous nous avez dit en déjeunant.

– J’ai complètement oublié ce que j’ai dit, repartit lord Henry en souriant. Etait-ce tout à fait mal ?

– Très mal, certainement ; je vous considère comme extrêmement dangereux, et si quelque chose arrivait à notre bonne duchesse, nous vous regarderions tous comme primordialement responsable. Oui, j’aimerais à causer de la vie avec vous. La génération à laquelle j’appartiens est ennuyeuse. Quelque jour que vous serez fatigué de la vie de Londres, venez donc à Treadley, vous m’exposerez votre philosophie du plaisir en buvant d’un admirable Bourgogne que j’ai le bonheur de posséder.

– J’en serai charmé ; une visite à Treadley est une grande faveur.

L’hôte en est parfait et la bibliothèque aussi parfaite.

– Vous compléterez l’ensemble, répondit le vieux gentleman avec un salut courtois. Et maintenant il faut que je prenne congé de votre excellente tante. Je suis attendu à l’Athenaeum. C’est l’heure où nous y dormons.

– Vous tous, M. Erskine ?

– Quarante d’entre nous dans quarante fauteuils. Nous travaillons à une académie littéraire anglaise.

Lord Henry sourit et se leva.

– Je vais au Parc, dit-il.

Comme il sortait, Dorian Gray lui toucha le bras.

– Laissez-moi aller avec vous, murmura-t-il.

– Mais je pensais que vous aviez promis à Basil Hallward d’aller le voir.

– Je voudrais d’abord aller avec vous ; oui, je sens qu’il faut que j’aille avec vous. Voulez-vous ?… Et promettez-moi de me parler tout le temps. Personne ne parle aussi merveilleusement que vous.

– Ah ! j’ai bien assez parlé aujourd’hui, dit lord Henry en souriant.

Tout ce que je désire maintenant, c’est d’observer. Vous pouvez venir avec moi, nous observerons, ensemble, si vous le désirez.

 

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