Dans son ouvrage Économie de l’Apocalypse, Jacques Attali énonçait la chose suivante : « Pour se protéger d’une épée, il faut un bouclier. Or, construire un bouclier contre l’arme nucléaire s’est révélé jusqu’ici impossible. ».
La situation récente autour de la centrale nucléaire de Zaporijjia en Ukraine, prise de guerre de l’armée russe en proie aux bombardements, ainsi que le souvenir encore brûlant de catastrophes passées (Three Mile Island aux États-Unis en 1979 ; Tchernobyl en ex-URSS en 1986 ; ou encore Fukushima au Japon en 2011), devraient nous inciter collectivement à trouver enfin un bouclier contre les risques du nucléaire, non pas militaire mais civil.
Ce bouclier pourrait prendre deux formes différentes : une forme institutionnelle à partir d’un processus clair et identifié par tous les États en cas de guerre dans un pays possédant des infrastructures nucléaires (soit aujourd’hui dans 33 pays) ; et une forme physique à l’image du dôme de fer des Israéliens qui pourrait être déployé autour des centrales nucléaires lorsqu’un conflit armé éclate et placé sous contrôle des Nations Unies1.
Dans le cas de la centrale de Zaporijjia, il est trop tard pour mettre en œuvre la forme physique du bouclier. En revanche, la voie institutionnelle peut encore s’avérer efficace. Mais pour cela, il faut s’en donner les moyens. Car ce qui se déroule actuellement est extrêmement grave. Nous ne pouvons pas, en toute conscience, attendre qu’une catastrophe dévastatrice se produise pour faire de Zaporijjia le symbole de ce qui ne doit plus jamais arriver : aucun conflit ne peut prendre le reste de l’humanité en otage !
Dans un tel contexte où c’est l’ensemble du continent européen qui est menacé, aucun des deux belligérants ne peut être en mesure d’apporter, seul, une solution satisfaisante au problème, d’autant qu’il est aujourd’hui clair que les Russes n’ont pas l’intention de quitter la centrale. S’il faut saluer l’arrivée imminente d’une délégation de l’Agence internationale de l’énergie atomique, cette seule « visite » ne sera pas suffisante pour garantir la sécurité de la centrale tout au long de la guerre qui, comme beaucoup d’analystes le disent, risque de durer encore de nombreux mois, voire années.
Dès lors, qui peut agir ?
La réponse parait évidente et pourtant… Seule la communauté internationale a la légitimité nécessaire pour intervenir à ce stade du conflit. Non pas pour défendre un camp au profit d’un autre, non pas pour forcer les Russes à quitter la centrale (ce qui serait pour l’heure trop risqué). Mais en parvenant à convaincre la Russie et l’Ukraine de décréter autour de la centrale une zone d’exclusion dans laquelle les combats seraient entièrement proscrits au nom de la sûreté nucléaire. Cette zone serait alors placée sous contrôle international.
Seule l’ONU nous parait capable d’assurer, légitimement, cette mission. C’est d’ailleurs l’esprit même de sa raison d’être telle qu’elle est inscrite dans sa Charte : « maintenir la paix et la sécurité internationales ». Et c’est bien de cela qu’il est question aujourd’hui.
Mais comment faire accepter puis respecter cette zone d’exclusion ?
Lors de la dernière réunion du Conseil de Sécurité des Nations Unies, aucune décision majeure ni pérenne n’a pu être prise. Les dirigeants semblent comme paralysés face, d’une part à l’attitude de la Russie qui ne veut rien concéder, et d’autre part, face à l’ampleur du risque et à leur propre impuissance. Pourtant, plusieurs pistes peuvent être avancées, comme celle de la zone d’exclusion. Celle-ci serait assurée par des casques bleus de l’ONU et par une délégation permanente (pour toute la durée de la guerre) d’experts de l’AIAE.
Le point le plus complexe est de parvenir à convaincre la Russie d’accepter la mise en place de cette zone d’exclusion sous contrôle international.
Sa méfiance vis-à-vis des autres membres du Conseil de Sécurité (excepté la Chine) risque, en effet, de compromettre les chances de réaliser cette mission. C’est pourquoi cette procédure doit sortir du simple cadre du Conseil de Sécurité et être soumise, rapidement, à l’Assemblée générale des Nations Unies, composées de 193 États, dont une majorité adoptent une position soit neutre, soit favorable vis-à-vis de la Russie. Par ailleurs, ce détachement composé de casques bleus et d’experts de l’AIAE pourrait être encadré par la Turquie, pays membre de l’OTAN et qui bénéficie d’une relative confiance de la Russie. En effet, le Président turc, Recep Tayyip Erdogan, s’est positionné en médiateur depuis le début de la guerre, en maintenant le dialogue aussi bien avec l’Ukraine qu’avec la Russie.
La Turquie joue déjà ce rôle de coordinateur d’une mission internationale dans le cadre de la sécurisation des approvisionnements en blé au départ des ports ukrainiens depuis quelques mois. C’est dont tout naturel qu’on lui confie également la coordination de cette mission de sureté nucléaire. Et cela permettrait, il faut l’espérer, de convaincre les Présidents russe et ukrainien d’accepter en donnant à chacun des gages suffisants.
D’autres solutions peuvent être avancées. Mais une chose est sûre : nous ne pouvons pas attendre en espérant que rien de tragique ne se produise. Et nous ne pouvons pas faire preuve de naïveté. L’enjeu est trop grand.
C’est l’occasion pour la communauté internationale de mettre en place, pour la situation présente et toutes celles à venir, un véritable bouclier pour protéger les infrastructures nucléaires civiles en cas de conflit armé et éviter tout risque de catastrophe qui toucherait durablement des dizaines de millions de personnes.
Aujourd’hui, l’ONU a une opportunité et une responsabilité d’agir et de démontrer que nous avons appris de nos erreurs passées et que les Nations Unies, en tant qu’organisation internationale, peuvent véritablement garantir la sécurité, d’autant plus lorsque le nucléaire (civil et militaire) est en jeu.
Ne laissons pas passer cette opportunité. Si nous n’agissons pas maintenant, il sera peut-être trop tard.
Par Dr. Joséphine Staron, Directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia