Un Français sur deux ne serait pas heureux au travail. Fortes de ce constat, les entreprises sortent le grand jeu. Chief Happiness Officer, baby-foot, cours de méditation, microdosing… Alors utopie ou tyrannie ?
De Pharrell Williams qui a fait de Happy un tube planétaire à Deepak Chopra qui a écrit plus de 80 ouvrages sur la psychologie positive, tout et tous nous exhortent à être heureux jusque derrière nos bureaux. Or, le bonheur est aussi difficile à quantifier qu’à atteindre. Largement recherché dans le monde du travail (en atteste le jeune métier de Chief Happiness Officer), il pourrait même être devenu une marchandise comme les autres. Mais l’injonction au bonheur dans l’entreprise ne cacherait-elle pas une réalité moins réjouissante : celle de la tyrannie de l’épanouissement personnel pour nourrir la performance économique ?
Les utopies politiques se sont effondrées. Les religions et leurs transcendances ne déterminent plus nécessairement nos existences. Face à cette dissolution de nos vieux repères, l’un des seuls lieux communs qui demeure n’est autre que l’entreprise. Un monde devenu le catalyseur de notre société autant que de nos émotions. À tel point que le bonheur y est devenu un leitmotiv. Mieux (ou pire ?), il est même en phase de devenir un objectif à atteindre parmi tous les autres. Une ligne en plus dans les Powerpoint égrainant les ROI (retours sur investissement) d’une société. Maintenant, l’employé doit témoigner d’un savoir-être autant, si ce n’est plus, que d’un savoir-faire. Or, le bonheur peut-il seulement être normé ?
À la poursuite de notre bonheur national brut
Du leader politique au dirigeant d’entreprise, tous ceux qui détiennent une forme de pouvoir sur autrui cherchent à avoir une ascendance sur le bonheur de ceux qu’ils gouvernent. Aussi surprenant que cela puisse paraître, même les plus hautes instances s’en mêlent.
En 2016, les Émirats Arabes Unis (EAU) créent un ministère du Bonheur. Dès sa première année d’existence, la ministre nommée à sa tête a lancé une enquête nationale pour mesurer le bien-être de 14 000 salariés en entreprise, formé 60 fonctionnaires qualifiés de Chief Happiness and Positivity Officers et étudie la possibilité de diminuer le temps de travail quotidien des travailleurs.
Et les EAU ne sont pas les seuls à se pencher sur le bonheur de leurs citoyens. L’Inde et même le Venezuela ont eux aussi leur ministère dédié. Le royaume du Bhoutan calcule son Bonheur National Brut (BNB). Quant à la France, elle n’est pas en reste, puisque Nicolas Sarkozy avait consacré une commission au bonheur.
Une donnée quantifiable…
Mais, concrètement, est-il possible d’établir des indicateurs objectifs pour quantifier la donnée totalement émotionnelle et subjective qu’est le bonheur ?
De nombreux organismes semblent le confirmer. En tête de liste, l’ONU avec son World Happiness Report, qui établit un classement des pays les plus heureux au monde. Autre acteur mondial qui montre que ce ressenti aussi impalpable que fugace se quantifie : le Better Life Index et le Better Life Initiative de l’OCDE.
Des chercheurs et des organismes tendent à faire du bonheur une donnée comme les autres. À commencer par la directrice du laboratoire de psychologie positive de l’université de Californie, Sonja Lyubomirsky. Pour elle, 50% de notre bonheur dépend de notre génétique, 40% de nous-mêmes et 10% des circonstances extérieures. Selon ces chiffres, l’entreprise aurait donc bien peu de prise sur le bonheur individuel des salariés.
Et pistée par les sociétés
Pourtant, on assiste au même processus de quantification dans le monde du travail. À titre d’exemple, chaque année tombe le palmarès Great Place to Work dont le classement délivre la liste des entreprises où il fait bon vivre et donc mieux travailler. De la TPE à la multinationale, les sociétés sont scrutées sous le spectre du bien-être de leurs employés.
L’une des études donne d’ailleurs tort à ceux qui pensent que la recherche institutionnalisée du bonheur en entreprise le génère. « Aucun changement en termes de santé, d’absentéisme ou de productivité » n’a été observé sur les 12 000 employés interrogés par la vaste enquête du National Bureau of Economic Research de l’université de l’Illinois. Et ce, malgré le déploiement massif de Wellness Programs. Ces mesures préventives destinées aux salariés et à leur épanouissement auprès de leurs employeurs représenteraient même 2% du budget assurance santé des compagnies américaines.
En France, le mal-être au travail est évalué par le cabinet Mozart Consulting. Chaque année, il établit l’IBET, soit l’Indice de Bien-Être au Travail, et en 2018, cette absence de bien-être mal-être aurait coûter 13 340 euros par salarié du secteur privé (lien). Alors comme Christophe Maé, on peut légitimement se demander : « Il est où le bonheur, il est où ? »
L’ère du Chief Happiness Officer a sonné
S’il n’est pas nécessairement atteint, le bonheur est en tout cas activement recherché en entreprises. Des ‘feel good managers’ appelés communément Chief Happiness Officer (CHO) font leur apparition dans de plus en plus de sociétés. Ils ont pour responsabilité l’épanouissement des employés et mettent sur pied des services cherchant à améliorer leur bien-être, voire à optimiser leur degré de bonheur. Ils peuvent essayer d’endiguer un lumbago ou carrément tenter de faire voir la vie en rose à leurs collègues.
Même si elle reste floue et propre à chaque entreprise, la mission d’un CHO consisterait à « ne pas forcer artificiellement nos collaborateurs à être heureux, ce serait impossible ! En revanche, notre Happiness manager, choisie pour son profil et sa personnalité, peut créer les conditions favorables pour qu’ils le deviennent », estime Julien Crozat, le directeur de l’agence Zetruc qui a créé ce poste en 2016.
Cette fonction, qui ne répond à aucun cahier des charges précis, serait de plus en plus recherchée si l’on se fie à l’étude du moteur de recherche d’emplois Joblift. Sur la plateforme, il y a en effet eu six fois plus d’offres pour les CHO en 2016 qu’en 2015. Les recruteurs seraient principalement des startups (53%), suivis par les PME (28%), puis les grandes entreprises (18%).
Quant au profil du parfait CHO, il serait proche d’un « RH ayant le luxe de ne pas crouler sous l’administratif », si l’on en croit Olivier Toussaint, le fondateur du club des CHO. Mais bien du chemin reste à faire. Toujours selon Joblift, 38% des CHO fraichement nommés seraient des stagiaires et leur arrivée ne serait pas la parade miracle contre le mal être au travail.
S’occuper du bonheur d’autrui, une « arnaque intellectuelle »
Ainsi, un Français sur deux n’est pas heureux au travail, selon une étude du Baromètre national du Bonheur au Travail publié par la Fabrique Spinoza. Moins d’un quart d’entre eux (23 %) se dit pleinement satisfait de son épanouissement professionnel.
La philosophe et docteur en management des RH Julia de Funès va même plus loin : « Le CHO est un emploi fictif dans le sens où tout ce qui est lié à la qualité de vie au travail relève d’une fiction. Le bien-être est très instable et va bien au-delà de l’entreprise même. On ne peut pas s’occuper du bonheur des autres. C’est une arnaque intellectuelle ». Et de s’insurger : « À quand le pessimisme ou la mélancolie comme signes d’incompétences professionnelles ? »
La co-auteure de la Comédie (in)humaine défend ainsi l’autonomie, le sens et l’action donnés au salarié, plus que le déploiement de baby-foot et de smoothies bio. Or, aujourd’hui, l’entreprise a tendance à se développer comme lieu du cool où il faut s’éclater. Formations ludiques, escape games et constructions en Lego (les fameux Lego Serious Play) sont pourtant devenus une réalité, traduisant une véritable industrialisation du bonheur.
Le bonheur, un business comme les autres
Certains détracteurs de cette quête du bonheur en entreprise y voient une forme d’hyper capitalisme où on ‘mercantilise’ une notion non mesurable et intimement personnelle. Les marchands de bonheur ont donc fait une entrée fracassante sur le marché du travail. C’est justement ce que dénonce Happycratie. L’ouvrage de la sociologue Eva Illouz et du psychologue Edgar Cabanas égraine les « marchandises émotionnelles » : applications, thérapies, formations qui visent l’optimisation du bonheur de leurs utilisateurs… et par la même occasion l’enrichissement de leurs créateurs.
Un fonds de pension britannique a par exemple obligé ses employés à s’équiper d’objets connectés afin de relier leurs performances professionnelles, leur temps de sommeil et leur alimentation. Quant à l’application (payante) Happify, elle délivre notre score de bonheur.
Bientôt tous « happycondriaques » ?
Le système économique en place aurait même réussi le tour de force de porter la psychologie, initialement mise sur pied pour les personnes en souffrance, vers « le marché gigantesque et inexploité des personnes “saines” et “normales” », ajoute le livre. C’est l’ère de la starification de la psychologie positive et de ses défenseurs. Ces derniers, de Martin Seligman à Deepak Chopra, prodiguent leurs conseils dans de nombreux best-sellers. On trouve aussi des écoles de vie telles qu’Écoute ton corps, leader au Québec.
Toujours selon Happycratie, ce « marché très juteux » serait même source d’un « mode de vie envahissant et mutilant » avec le risque pour les travailleurs de devenir des « happycondriaques » et venir grossir, pour de bon cette fois, les rangs des consultations chez le psy.
L’écueil de l’idéologie du bonheur serait de virer à l’injonction tyrannique. Les risques de cette nouvelle forme de pression professionnelle seraient multiples : exacerbation du sentiment de culpabilité (« je suis malheureux de ne pas être heureux »), développement de la peur et recul de la prise de risque, pourtant intrinsèquement liée à l’aptitude d’entreprendre.
Bienvenue à l’hippietech
Et dans ce meilleur des mondes de l’entreprise, il y aurait de quoi craindre une sorte de soft power écrasant de diktats. Au monde des post-it en forme de cœur qui placarde la bienveillance sur nos bureaux, on compartimenterait ses émotions comme Marie Kondo trie les T-shirts. Le bonheur serait une neuroscience comme les autres, dans des entreprises qui friseraient l’ésotérisme.
Il s’agirait d’un nouveau mode d’entreprise, où les managers sont des gourous, les bureaux des temples, les fondateurs des apôtres et les travailleurs… des junkies. Même si ce tableau ressemble à un mauvais scénario de science-fiction, la quête du bonheur en entreprise s’en rapproche un peu, dans certains cas.
Entre cours de méditation en pleine conscience, de yoga, de sound baths, parties de baby-foot et trottinettes en libre accès, le monde des GAFA est celui des à-côtés rafraîchissants. Mais certains vont bien plus loin. Le sociologue Fabrice Nadjari évoque des « corporate chamans », faisant du leader professionnel une sorte de guide spirituel.
Place à la pilule du bonheur
Et là, la SF semble avoir déjà fusionné avec la réalité. En effet, dans le monde de la Tech, du côté de la côte ouest des États-Unis principalement, certains patrons débordés ou travailleurs survoltés seraient des adeptes du « microdosing ». Cette pratique consiste à ingurgiter de la psilocybine, une substance contenue dans les champignons hallucinogènes, ou de l’acide lysergique, le principe actif du LSD, dans un grammage moindre que celui qui conduit vers la dépendance.
Il est donc bien loin le temps de la digital detox ! En 2016, Timothy Ferriss, écrivain et entrepreneur américain, affirmait à The New Yorker : « En consommer est aussi fréquent ici que de prendre un café ». Ils seraient ainsi de plus en plus nombreux à troquer le rituel matinal du café-clope par un café-LSD qui, microdosé, ouvrirait l’esprit et exacerberait l’imagination sans les effets secondaires d’une prise classique. C’est en tout cas ce que ses adeptes disent. Le New York Magazine a aussi fait une place de choix au microdosing en lui consacrant tout un guide d’utilisation. Même Steve Jobs a reconnu en avoir fait l’usage, selon son biographe Walter Isaacson.
Dans certains des milieux les plus encanaillés de la Tech US, cette pratique ne suffirait pas. Le comité de direction d’une société californienne aurait pris de l’ayahuasca, la liane des morts que consomment les chamans de certaines communautés amazoniennes au Pérou. Là encore, les paradis artificiels pourraient bien transformer le monde du travail en huis-clos proche du sectarisme.
Le nouvel opium du travailleur ?
Avec l’esprit ouvert, sans pour autant avoir franchi le pas du microdosing, nous pourrions y voir la tentative de répondre à la crise de la cognition dont parle Adam Gazzaley. En effet, le neuroscientifique évoque l’incapacité de notre appareil cognitif à s’adapter à la sur-sollicitation engendrée par la révolution numérique.
D’autres, à l’image de Carl Cederstöm et d’André Spicer avec Le syndrome du bien-être, dépeignent un tableau bien plus sombre où « le désir de transformation de soi remplacerait la volonté de changement social ». Selon ces derniers, cette quête éperdue, et perdue d’avance, du bonheur des salariés serait l’occasion de les museler. Ainsi, si les employés se remettent perpétuellement en cause, ils ne contesteraient pas l’ordre social, car ils n’en auraient tout simplement pas le temps !
Les auteurs d’Happycratie ne disent pas autre chose. « Dans la mesure où les individus se convainquent que leur destin est une simple affaire d’effort personnel et de résilience, c’est la construction collective même d’un changement sociopolitique qui se trouve hypothéquée ou du moins sérieusement limitée. »
Bonheur et bien-être, pas le même combat
Il ne faut pas pour autant voir cette quête comme une tentative systématique de manipulation. Les chefs d’entreprises sont en effet nombreux à simplement vouloir un mieux vivre de leurs équipes. L’arrière-pensée est loin d’être un systématisme. Mais pour ne pas être intrusif, l’idée est de ne surtout pas faire l’amalgame entre les notions de bonheur et de bien-être.
Ainsi, une entreprise devrait d’abord se focaliser sur le lumbago de ses employés plutôt que sur leur capacité à voir la vie en rose.
Une idée a retenu mon attention tout particulièrement. Il s'agit de faire croire que le problème de bien être au travail est tributaire du comportement anachronique des subordonnés alors qu'il faut le situer au niveau du déphasage du leadership par rapport aux exigences de cette ère de crise que connait l'entreprise . L'entreprise peine à jouer son rôle de citoyenne.
Par Sadir, le 28 mai 2019