« Les entrepreneurs ont un sens du sacrifice qui les pousse à nier leur souffrance. » Marc Binnié, fondateur d’Apesa

« Les entrepreneurs ont un sens du sacrifice qui les pousse à nier leur souffrance. » Marc Binnié, fondateur d’Apesa

Greffier au tribunal de commerce de Saintes, en Charente-Maritime, Marc Binnié a rencontré Jean-Luc Douillard, psychologue clinicien, à l’occasion d’une conférence sur la prévention du suicide en milieu carcéral. De cette rencontre est née l’Apesa, l’Aide Psychologique pour les Entrepreneurs en Souffrance Aiguë, en septembre 2013, une structure qui prend tout son sens dans ce contexte de crise sanitaire et économique, si violente pour les entrepreneurs. Entretien.

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De greffier dans un tribunal de commerce à fondateur de l’Apesa… Comment expliquez-vous votre parcours ?

Marc Binnié : Mon quotidien est d’accueillir des justiciables, qui sont des chefs d’entreprises, en difficulté principalement. Je me suis retrouvé démuni face à des entrepreneurs en souffrance. Ces souffrances ne sont pas uniquement d’ordre économique, juridique ou financier. Elles sont aussi parfois psychologiques. Parce que les procédures que nous mettons en œuvre, à savoir de redressement, de sauvegarde et de liquidiation judiciaire, ce qu’on appelait autrefois la faillite, ont toujours une forte charge émotionnelle. Plusieurs fois, je me suis retrouvé très inquiet face à l’état psychologique que je constatais chez ces entrepreneurs en difficultés. Je les voyais quitter le tribunal complètement assommés, seuls, effondrés dans leur voiture… C’est alors qu’est venue l’idée de créer l’Apesa.

Vous avez lancé un numéro vert (0 805 65 505 0) pour soutenir psychologiquement les entrepreneurs. Un mois et demi après le début du confinement, n’est-ce pas un peu trop tard ?

 MB : Non, je ne pense pas. La souffrance n’est pas venue dès le premier jour de confinement. Je pense que nous sommes parfaitement dans le tempo. Sachant que ce qu’il faudra faire, c’est pérenniser cette mesure et ce numéro vert créé à la demande du ministère de l’Économie. La priorité de ce ministère était d’adapter des mesures juridiques et économiques dans un premier temps. Après ces mesures d’ordre technique, vient la psychologie. C’est une bonne chose d’avoir complété ces mesures par ce dispositif, qui est un filet de sécurité psychologique.

« On doit être capable, face à un entrepreneur en grande souffrance morale, de lui proposer un soutien psychologique. »

Quelle est la durée de vie de ce numéro vert ?

MB : Une durée de six mois est prévue. Nous ferons des bilans intermédiaires pour voir s’il est connu, s’il est utilisé. On interrogera ce qui en ont bénéficié.

Quelles sont les actions concrètes de l’Apesa ?

MB : Apesa existe dans 60 tribunaux de commerce qui ont choisi d’adapter le dispositif. Ce dernier consiste, en dehors de ces nouveaux outils comme le numéro vert, de permettre à des professionnels comme les mandataires judiciaires, des juges, des greffiers, les experts comptables, les avocats et un peu tous les professionnels confrontés à des entrepreneurs en difficulté, d’être capables, lorsqu’ils confrontés à un entrepreneur en grande souffrance morale, de lui proposer un soutien psychologique.

« Il faut se méfier des trois ‘d’ : dépôt de bilan, dépression et divorce. »

Que faut-il faire quand on se retrouve face à un entrepreneur en grande souffrance psychologique ?

 MB : D’abord, il ne faut pas le juger. Les chefs d’entreprise font le constat d’un échec. Et le regard qui est porté sur eux dans cette situation d’échec n’est pas toujours très bienveillant. Il faut donc ne pas juger et conserver une certaine neutralité. Ensuite, c’est prendre conscience que ce dirigeant a pris, par rapport à d’autres, beaucoup plus d’engagements. Souvent, les entrepreneurs ont des salariés, ont fait des investissements, ont des prêts à rembourser. Des engagements la parole. Et quand on ne peut pas respecter sa parole, c’est parfois très difficile à vivre. Pourtant, les chefs d’entreprises ont l’habitude de faire face. C’est dans la psychologie du dirigeant de mener des combats, d’avoir une capacité de résistance, ce sont des gens qui ont fait des paris, qui ont des intuitions, ils ont un sens du sacrifice qui les pousse à être parfois dans le déni de leur souffrance. Il faut leur dire qu’ils ne sont pas des surhommes ou des surfemmes. Ce qui compte aussi, c’est leur environnement proche qui doit être un vrai soutien, notamment le conjoint. Il faut se méfier des trois ‘d’ : dépôt de bilan, dépression et divorce.

« Il y a un lien indéniable entre la santé, l’économie et la justice. »

À quoi va ressembler le futur pour les entrepreneurs selon vous ? Une cascade de dépôts de bilan ?

MB : Je pense qu’il faut être prêt. Il faut créer les conditions pour que l’avenir se passe le mieux possible. Nous sommes face à une crise majeure, totalement imprévue. Nous avons pris des mesures et nous tirons des leçons des crises antérieures. Le soutien psychologique n’est peut-être qu’une petite goutte d’eau dans l’océan par rapport à toutes les mesures qui doivent être prises. Mais tenir compte de la souffrance morale qui est vécue par certains me parait très important.

Votre métier, greffier, est significatif dans cette lutte. C’est le rôle du monde judiciaire de se soucier de la santé psychologique des justiciables ?

MB : Il y a un lien indéniable entre la santé, l’économie et la justice. On peut aller dans un tribunal pour demander de l’aide. Il ne faut pas y aller que pour recevoir le coup de grâce, nous ne sommes absolument pas là pour ça. Cela rejoint le sujet d’Apesa : beaucoup souffrent car ils ne savent plus à qui s’adresser. C’est pourquoi il faut se souvenir que les institutions ont aussi un rôle protecteur, et pas uniquement un rôle de sanction.

 

À lire également : Détresse psychologique : un numéro vert pour soutenir les entrepreneurs.

1 commentaire

Très bel article :)

C'est vraiment inspirant. Moi aussi, je me suis lancé dans l'entrepreneuriat, en créant https://www.darrna.com, un site dédié à l'immobilier en Algérie.

Par Darrna, le 11 mai 2020

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